Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Le Diable parle toutes les langues
Jennifer Richard
Albin Michel
6 janvier 2021
432 pages
Historique
Chronique
6 mars 2021
« Entassez les corps à Austerlitz et à Waterloo.
Enterrez-les, et laissez-moi faire mon travail - je suis l'herbe ; je recouvre tout.
Et entassez-les à Gettysburg.
Et entassez-les à Ypres et à Verdun.
Enterrez-les, et laissez-moi faire mon travail.
Deux ans, dix ans, et les passagers demandent au chef de train : quel est cet endroit ?
Où sommes-nous maintenant ?Je suis l'herbe. Laissez-moi faire mon travail. » Carl Sandburg (1878-1967), L'Herbe.
Ce texte m'est revenu immédiatement en mémoire lors de ma lecture de ce roman biographique de Jennifer Richard. L'herbe repousse peut-être mais les cicatrices même cachées sont toujours là sous les apparences, les croûtes sont arrachées, le sang coule à nouveau ; la violence de la douleur, la fureur et la sidération devant un tel gâchis inutile, face à l'attitude pleine de morgue des initiateurs des guerres et de leurs sbires, marchands d'armes, banquiers, grands capitalistes devant Satan, n'attendent qu'une étincelle pour se raviver.
Un vieil homme donne à lire à sa fille son journal dans lequel il revient sur les épisodes les plus significatifs de sa vie et, par là même, raconte le destin du monde qu'il a, en toute conscience et sans aucun remords, détruit et mis en péril. Ce criminel est Basil Zaharoff, personnage archétype du mal absolu. Suivre ce personnage s'apparente à suivre la trajectoire d'une balle, d'un missile, d'une bombe. Figure cachée mais incontournable, omnipotente de la seconde moitié du XIX ème siècle jusqu'à sa mort en 1936, c'est un être sans empathie réelle, dont les sentiments semblent être là résultante d'une projection purement intellectuelle, artificielle, esthétique, que ce soit pour sa belle fille, sa maîtresse puis épouse Pilar, ou ses chats dont il adopte les postures.
Il n'a pas d'excuse, d'ailleurs il ne cherche nulle rédemption. Il dort mal tout de même, a des visions apocalyptiques mais ce n'est rien comparé à sa « réussite ».Il est d'une intelligence féroce, d'une acuité terrible, d'une justesse d'analyse sur certains de ses contemporains tout à fait terrifiante et désespérante.
Je finis ce texte plombée comme passée devant un peloton d'exécution. L'auteure ne peut se permettre la douceur, la délicatesse, car il y a urgence.... Le malaise devient insupportable tant la pertinence du propos est confondante et tant les répercussions actuelles des décisions de cet homme et de ses partenaires sont dramatiquement vérifiables. J'ai une impression de fin inéluctable et de vertige face au gouffre creusé par ces criminels de guerres de territoires ou économiques. Je suis sidérée et tout à fait consciente en même temps.
Comment peut-on semer ainsi le chaos ? Pour l'illusion du pouvoir, pour se venger d'être incapable de trouver le bonheur, parce que, en définitive, on n'est qu'un lâche qui envoie les autres au casse-pipe sans avoir le courage d'être confronté à la vraie vie ? Tout cela pour finir comme tout le monde au fond d'un trou ! Minable ! Un homme seul malgré tout son argent, qui tente jusqu'au dernier moment d'entraîner avec lui dans cette chute le seul être bon, encore à ses côtés, en lui enlevant toute illusion et espoir en l'humanité...
Et puis... cette lettre d'une mère irlandaise qui dit tout, qui nous flingue en plein milieu du récit...
Suivre Jennifer Richard demande au lecteur d'être à la hauteur de sa bravoure et de son intransigeance. Elle ne fait aucune concession, s'attaquant à toutes les faces de la montagne à gravir, du sujet à traiter, essayant de comprendre l'origine du mal, comment il a pu à ce point coloniser notre monde et empoisonner notre quotidien tout en mettant notre future en grand danger. Peut-être qu'en choisissant de tels sujets, en passant le témoin de la connaissance, comme dans son roman précédent, espère-t-elle voir naître le sursaut d'une conscience collective face au péril.
Dédier ce texte difficile et courageux, remarquablement écrit et terriblement beau, aux gilets jaunes, à Julien Assange, entre autres, prend dramatiquement tout son sens.Les vies humaines ne sont pour certains que des statistiques, des chiffres désincarnés. Les guerres ne sont pas faites pour défendre des idéaux mais bien pour enrichir le Capital.
Qu'allons-nous faire maintenant ? Offrir nos poitrines encore et toujours aux balles, nous sacrifier, nous suicider ?
Le diable peut-il encore nous narguer ainsi ? N'y a-t-il rien à faire, vraiment ? C'est ce que tous les Basil Zaharoff d'hier et d'aujourd'hui voudraient nous faire croire... À nous de les faire mentir ; Jennifer Richard apporte par ses romans sa pierre à cet édifice commun : refaire passer la lumière à travers les ténèbres.
« Sir Basil Zaharoff, Le plus grand marchand de mort des temps modernes. »
Romain Gary Finaliste Grand Prix RTL-Lire