Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La Folle vie d'une duchesse de Napoléon
Gilles De Becdelièvre
De Borée Vents d'Histoire
1er septembre 2022
343 pages
Biographie
Chronique
26 septembre 2022
Un réel plaisir de lecture presque gustatif, une réjouissance littéraire et artistique, la plongée dans une époque tumultueuse et théâtrale dans les pas d'une des figures de l'Empire, célèbre alors, aujourd'hui oubliée ou mal comprise.
Une biographie délicieusement caustique, cruelle, mais aussi crève-cœur et bouleversante sous la forme d'un dialogue enlevé entre la duchesse d'Abrantès et l'auteur, Gilles de Becdelièvre. En voilà une riche idée, prétexte à des discussions passionnantes et passionnées entre ces deux caractères bien affirmés refusant, pour un temps, d'abandonner à l'autre une parcelle de terrain. Il en va de la vérité, celle de chacun, celle historique et vérifiée, documentée, celle d'une enfant devenue trop vite épouse, jouet consentant ou inconscient de la société, de sa mère, des hommes qu'elle a aimés, de Bonaparte, enfin et toujours, le grand ordonateur de toute chose jusqu'à sa chute et celle de notre Laure. L'avènement de ses successeurs sur le trône ne changera rien au destin funeste de cette héroïne éblouissante puis pathétique.
Plus que la biographie d'une femme, cet ouvrage est le portrait d'un pays, de sa population et de certains de ses enfants issus exangues et traumatisés de la Terreur. La grande boucherie de ses années cauchemardesques, les massacres, la peur indicible d'être torturés, exécutés, les images ineffaçables de l'enfer, font des rescapés des individus perdus, paumés, sans repères réels attendant la venue d'un maître, d'un père, d'un sauveur, d'un messie.
"La duchesse : -
Notre société était amorale.
L'auteur :
- De fait, elle était étrangère à la morale. En revanche, vous n'étiez pas immorale, entendez opposée à la morale. Une clarification nécessaire à vos "arrangements" parce qu'ils ont de quoi ébahir ceux qui n'ont pas vécu cette époque."
Ainsi donc...
Laure, Corse et fille de bonne famille, a grandi avec Napoléon ; elle s'est moquée de son physique ingrat, de ses crises de nerfs, de son ridicule des premières années ne se doutant pas, à l'instar de sa mère qui logera plus tard le jeune homme, que celui-ci est promis à un avenir exceptionnel.
Lui, ne doute ni de son futur glorieux, ni de sa mission sur terre : former une nouvelle dynastie, créer une nouvelle société, une nouvelle noblesse, un Empire immense tel un César romain.
Présenté comme un chef de clan Corse digne d'un "padrone" de la mafia, doué d'une grande intelligence, d'un sens de la stratégie politique, guerrière, il place ses pions sur l'échiquier qu'il est seul à visualiser. Tout son entourage, épouses, fratrie, compagnons sur les champs de bataille, femmes de la noblesse d'Empire, tous sont utilisés, instrumentalisés avec rouerie, brutalité, et une forme de perversité.
Napoléon est un narcissique, omnipotent, autoritaire, visionnaire, soudain complaisant avec certains, bizarrement miséricordieux et sensible avec d'autres pour redevenir très vite un misogyne exécrable, un manipulateur haïssable ; il n'est pas sanguinaire ou criminel par nature, par déviance, il poursuit un but, suit son plan sans affect ; fin psychologue, il est au fait de toutes les bassesses de son entourage, de toutes leurs faiblesses, turpitudes, tromperies. Il n'y a plus d'interdit, il n'y a plus de limite, on se trompe allègrement entre époux, entre amis, on s'enrichit honteusement, on spécule, on se vend, on prend part à une tragi-comédie qui, pour Laure, se transformera en drame personnel, en déroute financière, en déchéance totale jusqu'à une fin digne d'un opéra vériste.
Cependant, avant cette terrible conclusion, quelle existence incroyable cette femme a-t-elle donc eu ! Quels personnages hors norme a-t-elle aimés, détestés, admirés, suivis, aidés ou condamnés !
Choisie par Napoléon pour son côté décoratif, son entregent, son éducation accomplie, sa connaissance des usages de l'Ancien Régime, elle a comme fonction de mettre en scène et dans la lumière cette nouvelle aristocratie élue par l'empereur lors de soirées fastueuses, d'après-midi où l'on tient salon ; elle doit aussi assister son benêt de mari nommé à des postes prestigieux dont celui de gouverneur de Paris. Elle se révolte contre cette autorité paternaliste mais obtempère toujours. Elle ne sait pas faire autrement. L'auteur, adroitement, délicatement, tente de lui faire ouvrir les yeux sur la façon dont les hommes de sa vie se sont peut-être servis d'elle, rien n'y fait, ce n'est pas sa lecture des évènements. Et quels hommes ! Bonaparte évidemment, le mari passe encore, mais également Metternich, Balzac, Maurice de Balincourt.....
On doit reconnaître que ce personnage de femme intrigante, essoufflante, usante, quelques fois détestable, devient peu à peu bouleversante, aimable. Sa fragilité extrême si adroitement cachée depuis sa jeunesse éclate enfin dans sa maturité. Une mise à nue où la véritable Laure apparaît, brisée.
Le poème écrit par Victor Hugo à sa mort clôt cette vie de grandeur et de ruine, de lumière et de ténèbre. Une fresque historique somptueuse, une biographie furieusement drôle et sincèrement touchante. Un ouvrage magnifique d'une érudition accessible, d'une beauté littéraire indéniable.