Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
L'ensaignement
Jean-Philippe De Tonnac
Guy Trédaniel Éditeur
21 octobre 2021
224 pages
Roman Essai
Chronique
23 octobre 2021
" J'ai compris que nous ne pouvons affronter le jour que lorsque nous avons la nuit en nous. Pourquoi sept nuits me demanderez-vous ? Parce que Dieu a créé le monde en sept jours et qu'il a donné aux femmes la garde des nuits. Il faut en comprendre la raison. Les nuits sont trop immenses, trop redoutables pour les hommes. Non, bien sûr, que les femmes soient plus courageuses ; elles sont seulement plus à même de bercer sans poser de questions ce que la nuit leur donne à bercer : l'inconnaissable."
Christiane Singer, Les Sept Nuits de la reine, Albin Michel, 2002.
Je me suis sentie presque illégitime à écrire sur ce roman édifiant pour ma part, bien qu'étant femme, ayant saigné tous les mois depuis.....
Je ne savais pas comment exprimer mon incompréhension et puis la solution la plus simple étant toujours la meilleure, j'ai réalisé qu'il fallait que je me raconte un tout petit peu, pour que cet avis soit reçu plus facilement.
Le narrateur nous raconte comment une femme, rencontrée devant la fameuse oeuvre de Courbet au musée d'Orsay, "L'Origine du monde", va le guider dans un processus de découverte et de compréhension de la réalité existentielle des femmes à travers un symbole fort, le sang menstruel : au centre de nos vies pendant plusieurs décennies, sa réapparition régulière va régir notre rapport à la société, aux autres, à nous-mêmes.
Au delà de ce sang de Vie, bien particulier de par sa texture, sa couleur, son odeur, coulant au moment où la partie superficielle de la dentelle utérine se desquame lorsqu'aucun embryon n'a été créé, c'est, je pense, l'aptitude à donner naissance à un nouvel être humain qui est visée, enviée, par un patriarcat qui s'est renforcé depuis des millénaires. Cette "puissance féminine" qui pouvait apparaître presque magique, donnant un certain pouvoir aux femmes du temps des premiers rites et religions matriarcaux, nous est depuis reprochée, versée à la longue liste des griefs que certains mâles nous mettent invariablement sous les yeux afin de justifier leurs comportements et pensées iniques, quelques fois assistés de femmes soucieuses de préserver des traditions inégalitaires et monstrueuses ; sur un plan psychiatrique, pour ces dernières, ennemies et bourreaux de leurs consœurs, le processus tendant à préférer une option négative mais habituelle, ( exemple : la discrimination par le genre, l'excision, etc, etc), au lieu d'aller vers un inconnu qui terrorise, est malheureusement bien répertorié.
Si le narrateur reçoit donc un enseignement sur le sang menstruel, j'avoue avoir aussi été dans la position de l'élève du romancier.
Je n'ai jamais eu honte du sang, je n'ai jamais été gênée par mes menstruations en ce qu'elles symbolisaient, je ne me suis jamais sentie sale, et personne, que ce soit mes proches, ma mère pourtant si haineuse de ses filles, ou mes compagnons, n'ont eu une moue ou un regard, ou un jugement dégoûtés.
Je suis arrivée de Côte d'Ivoire tard, mon référent masculin, celui qui représente la figure paternelle s'appelait Suleiman, employé de mes parents. Eux je ne m'en souviens pas, seul lui comptait. Lorsque l'exil a eu lieu, j'ai découvert deux choses :
1/ j'étais blanche !!! La différence de couleur de peau par rapport à celles de mes amis, de Suleiman, de sa fille ne m'avait jamais effleurée. Premier coup dans l'estomac.
2/ j'étais une fille et donc certaines choses m'étaient interdites qui jusqu'alors avaient fait partie de mon quotidien. Coup de massue sur la tête.
J'ai joué le jeu à l'extérieur, en société, mais au sein de cette famille pourtant toxique et cependant matriarcale, mon père restant en Afrique pour son travail sauf l'été, j'étais une fillette qui ne se donnait aucune limite, jouant autant avec ses poupées qu'avec le garage du seul élément masculin, mon frère aîné, avec lequel je me battais physiquement jusqu'à finalement l'envoyer à l'hôpital, un jour de rage exacerbée.
Le pragmatisme de nos ancêtres paysans, ouvriers, bourgeois et artisans, autant du côté maternel que paternel, proches de la nature, très ancrés dans la terre, instruits des réalités de la vie, a manifestement coulé dans nos veines jusque dans ce sang menstruel.
J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt et d'étonnement, donc, le parcours initiatique de notre disciple lors de ces rencontres avec cette "ensaignante" mystérieuse, puis tout au long de son apprentissage dans une "communauté dédiée à la réconciliation des femmes avec leur cycle, avec la vie."
J'attire votre attention sur un épisode de ce roman pendant lequel les stagiaires féminines de cette retraite sont invitées à raconter leur expérience liée au saignement, avant et après les règles, à décrire les syndromes prémenstruels, les sensations, etc.... Ceci m'a interpellée, illustrant pour moi une violence insidieuse faite aux femmes dont j'ai été victime ces dernières années : dans les années 80 et jusqu'à il y a dix ans environ, pour celles souffrant énormément avant et lors des règles, nous avions à disposition un ensemble de médicaments ciblant ce type de douleurs très particulières et invalidantes, bien mieux que le paracétamol habituel. Depuis, ces traitements essentiels ont été jugés inutiles et retirés du marché.
Donc, je me suis vue condamnée à souffrir, pour rien, parce que j'étais femme ; autant vous dire que la guerrière que je suis n'a pas du tout apprécié. ( Quel recul en arrière !!!! ) La chanteuse lyrique non plus.
Je fais une dernière parenthèse : savez-vous que dans les troupes d'opéra françaises, tout le monde connaissait le cycle des chanteuses ? En effet, pour un même rôle, le théâtre avait à disposition plusieurs interprètes, et ainsi celles qui avaient leurs règles étaient mises au repos et remplacées par une collègue. Avec la disparition des troupes d'opéra en France, ce respect du cycle féminin, de la nature donc, a été bafoué. Nous sommes condamnées à devoir faire avec, à être sur scène en permanence même pendant ces périodes, pour beaucoup d'entre nous, extrêmement délicates. J'y vois, en plus d'une bêtise crasse, de la cruauté injustifiée et contre productive visant les chanteuses, réputées sportives de haut niveau par la médecine du travail, et de facto, victimes d'un système misogyne, majoritaire dans le lyrique. Doivent-elles, comme nombre de sportives, prendre des hormones pour arrêter leur cycle, stopper le sang de Vie ? Inique, n'est-ce pas ?
Je remercie l'auteur d'avoir éclairer ma lanterne sur le phénomène de haine et de dégoût de certaines femmes envers elles-mêmes.... que je ne comprenais pas. Je suis attristée par ce que j'ai découvert là ; je mesure combien cela doit être douloureux et insupportable puisque inexorable et d'une folle injustice... je comprends encore mieux, grâce à ce texte, pourquoi mon attitude si peu "féminine" a tant dérangé, m'a valu des "haines" incompréhensibles surtout de certaines femmes, ou d'être catégorisée comme "non femme" ou "potentiellement lesbienne" ( comme si cela allait me déranger, je ris) par certains hommes me faisant des avances auxquels je ne répondais pas positivement, certains allant même avec condescendance et paternalisme, m'inviter à m'assumer, ( je ris encore plus).
Merci infiniment à Jean-Philippe De Tonnac pour ce très beau roman, magnifiquement rédigé, avec le cœur, avec courage, tout en délicatesse, en poésie, extrêmement charnel tout en étant le résultat d'une réflexion élevée ! Nous mesurons, à la fin de cette lecture, tout le travail qui nous reste à accomplir, tous ensemble, chacun étant le complément de l'autre, autour d'une réflexion sur le genre, sur l'éducation donnée aux enfants, sur la fin d'un patriarcat sclérosant pour les hommes et les femmes, nous enfermant dans des rôles qui ne nous sont pas naturels, donc nocifs. Ce retour à un pragmatisme terrien teinté de spiritualité et de questionnement continuel, qui constitue je crois mon quotidien comme être humain, citoyenne du monde et artiste dont le corps est instrument de musique, me semble la seule voie possible. Je ne suis pas non plus pour un matriarcat exacerbé. Pouvons-nous trouver un équilibre ? Le narrateur le pourra-t-il ?
Je remercie par la pensée Suleiman....
Merci aux Éditions Guy Trédaniel également pour l'excellence de leur travail.