Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Je suis innocent
Pierre-François Kettler
Talents Hauts Les Héroïques
19 mars 2020
256 pages, 13 ans et +
Jeunesse
Chronique
16 octobre 2020
« Je suis Innocent, avec un I majuscule comme le nom du père de Jean, comme la candeur de cet enfant qui raconte son parcours lors des trois mois de génocide qui fit un million de morts, comme l'innocence de tous les Tutsi assassinés.
J'ai voulu donner la parole à un enfant rwandais tutsi survivant du génocide de 1994, réfugié en France et interrogeant sa part française. Un enfant de sept ans qui, porté par la mémoire de sa famille, va survivre à l'atrocité humaine et rencontrer l'amitié, l'amour, la transmission... » Pierre-François Kettler
C'est l'histoire de Jean, Munyangoma, celui qui frappe du tambour, l'aigle qui porte la parole de Dieu qui pardonne (p. 224).
Un récit qui nous frappe évidemment en plein coeur, car l'indicible, l'indescriptible est dit avec des mots d'enfant qui ne peut comprendre ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qui se déroule sous ses yeux d'Innocent. L'effet de la confrontation entre la sauvagerie et la pureté est décuplé en raison de l'âge de cette victime de génocide, en raison de sa fragilité extrême face au mal absolu immense.
Certaines scènes sont insoutenables sans jamais tomber dans le trash, nul besoin de le faire.
Trois parties pour ce livre, la vie avant, la survie pendant les semaines de massacres, la fuite.
Alors comme Jean n'a pas tout le vocabulaire bien qu'il soit très intelligent et vif, la fierté de sa famille, celui qui frappe du tambour, c'est nous adultes qui remplissons les vides, qui corrigeons les inexactitudes d'interprétation, les figures de style de ce petit homme qui trouve des échappatoires, qui crée des images poétiques, magiques, rassurantes pour raconter la barbarie qu'il affronte sans arme.
L'esprit, l'inconscient, notre cerveau qui est une vraie merveille, vont prendre le relais pour bloquer une partie des émotions, pour débrancher les circuits lorsque les coups de machettes sont assénés, lorsque les viols sont perpétrés... Tout reviendra plus tard en flash lorsqu'il sera en sécurité, le fameux Syndrome Post Trauma...
La force de résilience est incommensurable. Cette dernière peut être favorisée de différentes manières, et celle choisie par Jean, celui qui transmet la parole, l'histoire, celui qui frappe du tambour au même rythme que son cœur, que le nôtre, est l'écriture, pour lui-même, pour les siens, pour les français de son âge. Ainsi tout est gravé pour l'éternité... Jean reprend sa place parmi les Hommes, et peut continuer son chemin sans jamais oublier les murmures de sa maman qui l'exhorte à vivre, les conseils de son frère lorsqu'il dort.
Le rêve dans un décor idyllique du Rwanda éternel, splendide, est une sauvegarde tout au long du chemin... Le sommeil irrépressible au pire des évènements est l'issue de secours.
Tout est évoqué dans ce roman avec précision, respect, délicatesse, justesse, tant l'horreur qui s'abat sur les Tutsi est sans nom ; les raisons des coupables sont iniques, impardonnables : celles des tueurs, celles de ceux qui laissent faire. Et comme toujours existent des justes qui se dressent contre les ordres, contre l'inhumanité...
Je me suis vraiment demandée si la mention "Niveau de lecture 13 ans et + " de l'éditeur était justifiée, tant certaines scènes de ce conte africain (et universel) désenchanté sont monstrueuses. Nos jeunes ont-ils le niveau émotionnel pour encaisser ?
Et puis le massacre de ce professeur a été annoncé, je l'ai su que samedi midi.... J'ai donc lu ce texte en état complet de sidération, à voix haute.
En cette fin de dimanche après avoir laissé le temps au temps, sachant que les enfants sont en prise directe avec la violence, la terreur, sans possibilité, pour nous adultes, de filtrer les informations, puisque nous ne pouvons les suivre 24 h/24, peut-être effectivement qu'un tel roman, dans toute sa terrible beauté, dont chaque mot est pesé par un écrivain conscient de ses responsabilités, peut en lecture accompagnée permettre la libération de la parole de nos enfants.
Un petit garçon de six ans, que je vois régulièrement, m'a demandé de but en blanc : « Eva, est-ce que tu as été torturée ? Est-ce que quelqu'un de ta famille l'a été ? »:
Évidemment je me suis arrêtée serrant encore plus fort sa menotte et lui demandant le plus impassiblement possible pourquoi il me posait cette question. On avait évoqué devant lui la seconde guerre mondiale et les camps. Donc il voulait savoir, ne pas être tenu à l'écart ! J'ai répondu à sa requête très simplement en lui disant que la guerre était finie maintenant.
Mais l'est-elle ? Ne lui ai-je pas menti pour me protéger moi et non lui ?