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Éva a lu pour vous ..

Chroniques littéraires

Correspondance

Clarice Lispector

Editions des Femmes Antoinette Fouque

2021

400 pages traduites par Didier Lamaison, Claudia Poncioni et Paulina Roitman

Divers

Chronique

24 décembre 2021

Edition intégrale.


Je ne sais pas pour vous mais à chaque fois que je lis les lettres d'une personnalité sachant sa date de décès, je ressens une tristesse indicible, je me sens presque coupable de ne pas l'avertir, d'autant plus, lorsque celle-ci est attachante et bouleversante.


C'est ici le cas de Clarice Lispector dont nous pouvons suivre la trajectoire, celle d'une très grande écrivaine, singulière, originale, depuis les années quarante jusqu'à sa disparition en 1977.

Nous rencontrons une jeune fille et épouse de diplomate, issue de la bonne société, se sentant profondément brésilienne, éprouvant un manque, une mélancolie teintée d'humour, la saudade dont le sens réel est si peu traduisible. Une brésilienne donc d'origine russe qui écrit ces lettres à ses deux sœurs, à sa famille, à ses amis comme si c'était une conversation orale. Le moyen pour elle de maintenir l'illusion d'être encore chez elle. Elle écrit n'importe où, elle se livre sans affectation, avec amour, loyauté, taquinerie, tour à tour la camarade, l'écervelée de façade, la grande sœur voire même la "mère juive" un peu soulante. Elle souffre de son éloignement imposé par le mandat diplomatique de son époux nommé en Italie, en Suisse, aux USA... avec et pour lequel, elle joue la comédie des apparences. Elle connaît les codes, elle les applique alors même que les conditions de vie sont précaires, que le conflit mondial tape à sa porte. Elle discourt sur des riens, des futilités, sur les babioles et souvenirs qu'elle achète pour sa famille, pour rassurer celle-ci et donner le change.


C'est en réalité une âme intranquille, intransigeante, précautionneuse, respectueuse des autres, capable malgré son manque de sûreté, de juger ses contemporains, de les analyser, d'accepter leurs imperfections, trop consciente de ses propres limites.

Le divorce et son retour au Brésil avec ses deux fils, sa maturité nouvelle, sa carrière d'écrivain, de journaliste, son talent à se relever, à faire face au quotidien difficile pour tout artiste, à quelques exceptions près, sa pugnacité et sa capacité à défendre ses droits en tant qu'écrivaine, à obtenir des contrats juridiquement acceptables pour elle et ses héritiers, son absence totale de naïveté, en font une femme, une mère, une amie, une créatrice, une citoyenne du monde admirable et complète. Elle devient pygmalion de deux jeunes écrivains allant même à considérer Andrea comme la fille qu'elle aurait voulu avoir.


Elle se dévoile et en même temps reste d'une grande pudeur sur ses grands chagrins, sur la maladie de son fils aîné, sur ses relations houleuses avec son époux, sur ses terreurs pendant la Seconde Guerre mondiale alors qu'elle est basée à Naples, sur les horreurs dont elle est témoin ne serait-ce qu'à l'hôpital militaire. Élégance, éducation, souci de ne pas inquiéter ceux qu'elle aime, ou peut-être processus de préservation afin de pouvoir continuer à écrire et à créer.


J'ai recopié trois passages édifiants ayant trait à ce qui forge la nature d'un artiste, sur la ponctuation et sur son style littéraire. Je vous les communique après la présentation de l'éditeur. Certains passages de ces lettres à Pierre de Lescure chez Plon, en français, sont des plus savoureuses. Son art à jouer du système, de la flatterie, pour obtenir par exemple la nationalité brésilienne dans sa lettre adressée au président, est indiscutable.


Étonnamment, elle ne parle pas directement de la guerre qui fait rage, ni de son statut de juive ( elle est athée) ; elle partage cependant ses moments nombreux de déprime dans ce rôle de femme de ... si mal taillé pour elle. À part son rôle effectif à l'hôpital auprès des militaires tombés au combat, elle semble vouloir rester dans une bulle protectrice. Elle s'ennuie ou plutôt se sent inutile alors que son premier roman paraît ...elle n'a que 23 ans. Dans les critiques, on la compare à Virginia Woolf qu'elle n'a pourtant jamais lue, encore.


Disséquer l'âme humaine dans un style inimitable, très personnel, en décalage, fera d'elle la figure littéraire brésilienne incontournable. La naissance de ses fils l'ancre un peu plus dans la réalité et en même temps l'amène à faire perdurer la magie de l'enfance et de l'innocence dans des contes oniriques.

Ses échanges avec les grands noms de l'art, de la littérature, de l'intelligentsia internationale sont autant de témoignages historiques et précieux, des trésors.


Extraits :

1/De la ponctuation


À Pierre de Lescure, Éditions Plon, décembre 1950, rédigée en français avec des fautes laissées par l'éditeur :

« Je ne vois pas de raison pour qu'en français le livre devienne une autre œuvre.

Je voudrais encore éclaircir le suivant. La ponctuation que j'ai employée dans le livre n'est pas accidentelle et ne résulte pas d'une ignorance des règles grammaticales. Vous m'accorderez que les principes élémentaires de ponctuation sont apris dans n'importe quelle école. Je suis pleinement consciente des raisons qui m'ont fait choisir une ponctuation et je tiens à ce qu'elle soit respectée. »


2/De la traduction


Toujours à Pierre de Lescure

« PS : J'ai révisé la liste de phrases jointes à votre lettre et dont la compilation a l'objectif de me prouver mes « impropriétés de vocabulaire ». Je tiens à vous faire savoir que je n'ai trouvé aucune impropriété dans les phrases que vous avez choisies. Ce que j'ai trouvé c'est exactement ma façon d'écrire, dont le mérite je ne tiens pas/ je me refuse à discuter. Vous avez détaché les phrases du texte a qui elles appartiennent, ce qui n'en facilite pas la compréhension. Comme il s'agit de textes où j'essaie d'enregistrer les pensées les plus intimes de mes personnages, les phrases détachées peuvent paraître plus obscures qu'elles ne le sont. Toutefois, je n'y vois aucune impropriété vocabulaire. »


3/ De la nature artistique


À Tania sa sœur

« Berne 15 juin 1946

Tania chérie,


[...] Chérie, ceux qui font de l'art souffrent comme les autres à ceci près qu'ils ont un moyen de l'exprimer. Si tu en juges à travers moi tu te trompes. Si je souffre en travaillant ce n'est pas du seul fait de mon travail, c'est qu'en outre je ne suis pas très normale, je suis inadaptée, j'ai une nature difficile et ombrageuse. Mais même moi, avec ce tempérament et cette anormalité de tous les instants, si je ne travaillais pas ce serait pire. Quelquefois je pense que je devrais cesser d'écrire, mais je vois bien aussi que travailler est ma morale, mon unique morale. Je veux dire, si je ne travaillais pas, je serais pire parce que ce qui me donne une voie c'est l'espérance de mon travail. »

Tout est dit.


Je tiens à souligner la qualité extrême de la traduction et le soin apporté comme toujours par les Éditions des femmes Antoinette Fouque. Respect et gratitude.

Quatrième de couverture

Après les éditions complètes des Chroniques (2019) et des Nouvelles (2017), voici celle de la Correspondance de Clarice Lispector, qui offre pour la première fois en un seul volume près de 300 lettres de l’une des plus grandes écrivaines de son temps. Cette nouvelle édition, publiée au Brésil en septembre 2020, rassemble la correspondance publiée par les Editions des Femmes-Antoinette Fouque dans les recueils Mes Chéries (2015) et Lettres près du cœur (2016), celle publiée par les éditions Payot-Rivages en 2012 sous le titre Le seul moyen de vivre, dans une nouvelle traduction, à laquelle s’ajoutent plus de 70 lettres inédites à la valeur historique inestimable. Ainsi l’on parcourt 37 années de vie d’une épistolière qui en vécut 57, dont une quinzaine loin de son pays.

Il y a d’abord les lettres adressées au premier cercle de ses proches : mari, sœurs, fils, apparentées. L’autrice y exprime la quotidienneté sans le moindre apprêt d’une existence expatriée d’épouse attentionnée, de mère attentive, de femme…
L’écriture en est ici déconcertante par sa spontanéité et sa connexion directe au réel, chez une écrivaine réputée pour sa
sophistication et son extrême autosurveillance. « Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ? Dites : « Il pleut ».

Il y a ensuite les lettres adressées à un deuxième cercle, celui de ses amitiés littéraires. Soit un nombre conséquent de destinataires contemporains de Clarice, qui ont illustré la vie littéraire brésilienne très brillante pendant ces trois décennies (Lúcio Cardoso, Fernando Sabino. João Cabral de Melo Neto et Lêdo Ivo, Mário de Andrade, ou encore Rubem Braga, Lygia Fagundes…). La vocation littéraire de Clarice, les angoisses et les mystères de la création, les servitudes de l’écriture, les certitudes et les impasses de la pensée nourrissent les interrogations qu’elle adresse à ces grands esprits.

Enfin, il y a les lettres pouvant être qualifiées de professionnelles, où l’on voit l’autrice se préoccuper, avec un acharnement émouvant, du sort de ses œuvres, qui dépend d’abord des instances éditoriales, puis de ceux qui en sont les premiers récepteurs : les journalistes. L’importance « énorme » (Clarice adore cet adjectif) qu’elle y attache se révèle, entre autres, par son échange, en français, de quatre lettres avec P. de Lescure, alors directeur des éditions Plon, à propos de la première traduction de Près du cœur sauvage. Par l’incroyable profondeur de l’interprétation qu’elle nous livre de son propre texte, l’autrice nous donne une exceptionnelle leçon d’auto-exégèse.

Ainsi cette édition qui vient compléter le cycle de publication de ses œuvres par les Editions des Femmes-Antoinette Fouque, constitue une pièce essentielle du puzzle claricien.

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