Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Buveurs de vent
Franck Bouysse
Albin Michel
Août 2020
392 pages, Prix Giono 2020
Thriller
Chronique
5 décembre 2020
« Ils voulaient fuir la misère et les étoiles leur paraissaient trop loin. »
Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche «
La beauté est une humaine conception. Seule la grâce peut traduire le divin. La beauté peut s'expliquer, pas la grâce. La beauté parade sur la terre ferme, la grâce flotte dans l'air, invisible. La grâce est un sacrement, la beauté, le simple couronnement d'un règne passager.
Mabel était la grâce incarnée, et ceux qui la contemplaient ne savaient que faire de ce mystère, comme devant une écriture ancienne faite de symboles ayant traversé les siècles et promis à d'autres millénaires. Mabel n'avait pas besoin d'artifices. L'œil voyageait sur sa peau, ralentissait souvent, oh oui, ralentissait, à presque se fixer sur un détail érigé en absolu, puis s'éloignait, gardant en mémoire l'empreinte abandonnée pour mieux la retrouver plus tard. »
Ces mots couchés par Franck Bouysse pourraient parfaitement illustrer ce que je pense de son écriture, de ses romans.
La grâce, en effet, de savoir raconter une histoire terrible, cauchemardesque, celle d'un crépuscule du monde, nous obligeant à suspendre notre regard, notre souffle, foudroyés par la splendeur soudaine de la Parole.
Tel un passage de l'Apocalypse, d'un poème de Walt Whitman, d'une pièce de Shakespeare, on touche ici à l'essentiel, à l'universel, à l'intemporel.
Roman social dans la veine de Germinal créant des codes d'un western à la française, ce thriller ne s'inscrit dans aucun pays réel, aucune époque bien définie, on suppose après la Seconde Guerre Mondiale.... un reflet troublé puis limpide de notre société...
C'est l'histoire de quatre enfants, Matthieu, Marc, Luc et leur sœur Jean rebaptisée " Mabel" par le grand père maternel, Élie. Des enfants devenus grands, qui continuent à se balancer comme des gamins à des cordes, sous le viaduc dominant la rivière. Quatre adultes devenus oiseaux parmi les oiseaux, buveurs du vent qui remonte la vallée où courent les flots tumultueux. Des eaux où bientôt les habitants de ce lieu isolé découvriront un cadavre....
Le destin de ce monde n'est pas entre les mains de Joyce, le propriétaire-dictateur de la centrale électrique, du barrage et donc de la ville. Ni même entre les mains des sbires et homme de loi à sa solde.
Non, l'avenir de tous dépend de la décision d'une mère de mettre à la rue sa fille.... Et telle Isabelle Adjani dans Un été meurtrier, ou Hélène initiatrice involontaire de la Guerre de Troie, Mabel devient celle par qui le chaos sera.
Une oeuvre puissante, charnelle, organique à l'instar de cette nature indomptable ; un texte comme issu d'un ouvrage sacré, nous interrogeant sur notre capacité à la révolte, notre fidélité à nous-mêmes, notre aptitude à désobéir aux dictatures quelles qu'elles soient, nous rappelant le prix à payer, forcément, pour pouvoir continuer à respirer, à boire le vent....